Ousmane Sy : aujourd’hui, le contemporain, c’est nous

Le 30 juin 2018, je me suis rendue au village de Saint-Antoine en Lanrivain (Bretagne) pour le festival Lieux mouvants. Je souhaitais rencontrer Ousmane Sy et voir en avant-première sa nouvelle création : Queen Blood, un spectacle dont il sera question pendant la Saison Africa 2020.

Un créateur est celui qui sent avant tout le monde ce dont ont besoin nos imaginaires dans un monde en mutation, où ce qu’il convient de reconstruire sont nos valeurs et de nouveaux cadres de référence.

Une vie consacrée à la danse, une philosophie des corps en mouvement

Ce danseur talentueux allait prendre la direction du Musée de la Danse à Rennes en janvier 2019 et investir d’intéressants univers chorégraphiques. Comme il le fait avec cette troupe Hip hop 100% féminine : Paradox-Sal. Je ne voulais pas manquer cette chance unique de l’approcher plus facilement qu’à Paris. C’est là que je l’avais repéré grâce à la programmation du Festival Danse élargie.

« Paradox-sal est un concentré de women’s power composé de danseuses aux parcours variés, tant dans leurs expériences artistiques que culturelles. Ousmane Sy, véritable ambassadeur de l’afro-house, a rassemblé ces danseuses de styles divers. Le vocabulaire des danses africaines se mélange subtilement avec le langage de la house dance. Etendards culturels et artistiques de la jeunesse plurielle hexagonale, Paradox-sal représentent LA french touch féminine du moment« , pouvait-on lire dans le programme de Lieux mouvants.

Elles sont puissantes, elles sont femmes, elles rayonnent. Il y a une joie entre elles, une espèce de chose que je trouve très politique, cette espèce de force.

Séverine Chavrier, jury, Danse élargie 2018

Queen Blood est au programme de la Saison Africa 2020. La disparition subite d’Ousmane Sy à 40 ans le dimanche 27 décembre 2020 est une bien triste nouvelle. Pour le monde du spectacle vivant, mais aussi pour nous qui aimons cette Bretagne qui ose soutenir la création, bousculer les codes. Il n’aura pas eu le temps de porter à son sommet l’ambition qui l’animait avec le collectif Fair[e], en tant que responsable du Centre national chorégraphique de Rennes et de Bretagne.

La beauté de Danse élargie, c’est le croisement des mondes. Si ce n’est pas à Danse élargie, il y a plein de propositions que je n’aurais pas vues ou que je n’irais pas voir. Y a pas mal de choses qui m’ont interpellé, notamment j’ai beaucoup aimé le travail sur le clitoris. Je ne m’attendais pas à ça.

Ousmane Sy, Danse élargie 2018, le film
Ousmane-Sy

Une émotion largement partagée depuis dimanche

C’est vraiment une année moche, infiniment moche. J’avais croisé Ousmane à plusieurs reprises depuis son arrivée en Bretagne. J’y avais contribué avec d’autres, dont mon ami Benoît Careil, maire-adjoint de Rennes.

Jean-Michel Le Boulanger, 1er Vice-Président, Région Bretagne

Un pied dans le club, l’autre dans le battle : c’est entre ces espaces d’expression qu’Ousmane Sy revendique son appartenance à la House. Jusqu’à en devenir un des ambassadeurs majeurs en France. En créant l’« Afro House Spirit », il s’intéresse à ce que la rythmique House porte d’histoires croisées et de filiations afro-descendantes.

A chaque rencontre, il m’avait impressionné et il m’avait séduit. Voilà quelqu’un qui n’était pas étouffé par son égo. Une grande modestie, une réserve, comme une timidité. Et puis la conversation s’ouvrait, et l’on découvrait un univers, une culture, une philosophie, des références multiples et une grande curiosité. Un monde. Un appétit. Aucun tape à l’oeil. Juste une grande humanité.

Jean-Michel Le Boulanger, 1er Vice-Président, Région Bretagne

«One Music for every Dance, one House for every Culture» 

Je retranscris ici pour tous les amoureux de la danse l’échange que j’ai eu avec Ousmane Sy, dans une grange à Saint-Antoine. La journée avait été particulièrement chaude et nous trainions à la fraiche un soir de Coupe du monde, histoire de ne pas rompre trop vite le charme de ces instants de culture au milieu d’une prairie semée de blocs de granit, en plein air.

J’avais auparavant réalisé l’interview d’une danseuse kényane que je vous recommande d’écouter également, pour mieux comprendre les coulisses de ce métier exigeant et par la même occasion le travail qu’a accompli Ousmane Sy en choisissant d’y consacrer toute son énergie et sa créativité.

Quant à Ousmane Sy, créateur du concept All 4 House, il était là en face de moi, grand, souriant, à l’écoute. J’avais attendu la mi-temps pour lui permettre de suivre tranquillement son match ! En écrivant cet article, je découvre que même le foot inspirait son regard de chorégraphe.

Ousmane Sy, l’interview

PB : Vous êtes à Lanrivain avec une équipe internationale féminine, alors on ne parle pas de foot-ball mais de danse, d’accord ?

O.S : Exactement, une équipe gracieuse, vraiment passionnée et talentueuse, à mon goût. J’y vois la prolongation de ce qu’on appelle le All 4 House, une musique pour toutes les danses.

PB : Vous avez participé les 16 et 17 juin à une compétition internationale et Queen Blood est revenu de Paris avec un 3ème prix et le prix de l’équipe Technique qui renforcent le rayonnement de votre travail actuel. Une surprise ?

O.S : C’est clair que ça nous sort de notre zone de confort, nous ne sommes pas habitués à nous produire dans ce type d’événement. Que le jury Technique ait apprécié cet extrait de Queen Blood, ça me fait chaud au coeur. Ce sont des pros qui voient énormément de spectacles dans l’année, de toute nature. Ca veut dire que nous pouvons toucher tous les publics et aussi ceux qui font que les spectacles brillent. Je ne m’attendais pas non plus à ce 3ème prix. Être différent, c’est sûrement cela qui a joué, c’est ce sur quoi je mise dans mon travail de chorégraphe.

PB : Ces danseuses viennent de très loin pour pouvoir vivre leur passion chez nous avec l’espoir de percer à l’international. Chacune évolue dans un style et des références qui lui sont propres. Comment s’est faite la rencontre entre l’Australie, l’Afrique, l’Amérique et vous, Ousmane ?

Nadiah-Idris_Ousmane-Sy
Nadiah Idris est australienne. Cette jeune artiste m’a bouleversée par son énergie, son charisme, comme si elle avait surgi d’une autre planète. Ousmane Sy a su réunir les meilleures.

O.S : J’ai une réputation internationale dans mon domaine, la House Dance. Comme pour le skate board, chacun cherche à performer et à affiner un maximum sa technique. La France est l’un des pays le plus côté dans le monde pour le Hip Hop, c’est normal de venir y tenter sa chance quand on cherche à exceller dans cette discipline, au niveau scénique, technique, et dans le style « battle ».

PB : Vous apportez à ces jeunes femmes la possibilité de se produire, d’apprendre à travailler ensemble et quoi d’autre ?

O.S : Je leur transmets ma connaissance de la technique, de la danse que je pratique, tout en respectant leurs individualités et en les mettant au service d’un groupe. Car à la base, c’est un groupe, pas une compagnie. Ces filles se connaissent, dansent ensemble ailleurs que sur les scènes. Elles peuvent se retrouver dans des compétitions, dans des défilés, des expos, à la TV, en plein d’endroits différents, toujours en respectant ce concept All 4 House.

PB : Tu as surtout dansé avec des hommes. Qu’est ce que cela t’apporte de travailler avec des femmes ?

O.S : Oui, j’ai essentiellement dansé avec des hommes, ce que cela apporte, c’est un échange. Elles ont une perception de la danse différente de la mienne. Comme je cherche à modeler, ou plutôt à faire du sur-mesure, je suis obligé de comprendre dans leur psychologie, dans leur attente, dans leurs faiblesses, ce que je peux leur apporter en plus, sans m’accaparer la personne en tant que telle. Dans cet échange-là, j’apprends autant que je donne. C’est ce qui m’intéresse en fait.

PB : Tu les sens motivées, elles sont prêtes à te suivre. Est-ce que ça t’aide à te remettre en question, à réfléchir aux orientations que pourrait prendre le Hip hop dans l’évolution du langage chorégraphique ?

O.S : Ca m’amuse en fait. Car dans le Hip hop, on ne se pose pas la question du regard de l’homme ou de la femme, même si de l’extérieur on parle souvent de machisme, ou ce genre de chose. Ce qui importe, la seule question à se poser, c’est la qualité de celui ou celle qui danse. Souvent j’ai eu à faire avec des petites remarques, ça me fait rigoler et c’est pour ça que j’en parle. « C’est un groupe de filles, mais c’est un homme qui est derrière ». Qu’est-ce que ça veut dire?

Ce sont des clichés que j’ai envie de casser, au niveau des institutions qui ont une vision contemporaine et classique, parce que ça vient de là. Aujourd’hui, le contemporain, c’est nous. Quand j’avais 7 ans, la lutte qui s’est mise en place avec la danse contemporaine, c’est la même que celle qui m’anime avec les danseurs Hip hop et House. Le fait qu’on essaie de se mettre dans le temps, de faire comprendre les choses, c’est exactement la même démarche que d’autres ont eu il y a 20 ans.

J’ai la chance de pouvoir danser. J’espère être une motivation, peut-être pas un exemple, mais je veux montrer que c’est possible pour que le regard des gens change avec ceux qui arrivent après moi.

PB : Tu vas bientôt diriger avec le Collectif Fair[e] le Musée de la Danse à Rennes. Quel message aimerais-tu passer pour nous inciter à venir te voir ?

O.S : Le Musée de la Danse, c’est une scène nationale que Boris Charmatz a vraiment développé à son image, à ses couleurs. Franchement, respect pour le travail qu’il a pu faire. On va s’inscrire dans la continuité. On ne va pas chercher à casser les codes. Ce que je peux dire, c’est que ce ne sera pas forcément comme avant. C’est toujours bien de tenter la surprise. Si ce sera mieux ou pire, je ne sais pas, mais ce sera nous. Faudra venir voir et avant de porter tel ou tel jugement, laissez-vous porter par la curiosité plutôt que par des a priori.

L’héritage laissé par Ousmane Sy vivra

Traversé pendant une décennie par le geste artistique impulsé par Boris Charmatz, le C.C.N.R.B sous le nom du Musée de la danse, tel un manifeste, a su offrir au secteur chorégraphique une utopie poétique et politique. Le collectif Fair[e] en charge de sa direction, désormais sans Ousmane Sy, saura faire vivre l’esprit d’ouverture et d’engagement qu’il a su impulser en Bretagne et sur toutes les scènes.

De nombreux hommages vont être rendus à cet artiste français d’origine malienne déja entré dans l’Histoire de la Danse par la seule puissance de ses convictions, sa personnalité et son sens aïgu de la transmission. La dynamique collective que nous portons en Bretagne depuis plus d’un an dans le cadre de la Saison Africa 2020 sera un vecteur utile pour continuer l’oeuvre d’Ousmane Sy.

Salut Baba, si ça n’avait pas été toi, je ne serais pas allée à Lanrivain ce jour-là !

Oui, 2020 est une année moche, vraiment moche.

Ousmane SY à Rio avec Manu Dibango
JO de Rio, août 2016, Ousmane Sy et Manu Dibango posent devant l’objectif avec des danseuses de Paradox-Sal. Tous deux nous ont quittés en 2020.

B comme Bonus

Je vous recommande ce portrait de Ousmane Sy, alias Babson ou Baba pour ses ami.e.s.

https://www.danseaujourdhui.fr/ousmane-baba-sy-regard-posture-portrait-de-choregraphe/

Début janvier, vous trouverez ici mon interview diffusée en podcast par Radio Bro Gwened, partenaire officiel de la Saison Africa 2020.

Je vous souhaite un bon passage entre 2020 et 2021 avec l’envie de vous faire découvrir une autre planète.

Pour contacter la compagnie Paradox-Sal, c’est ICI.

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Fanchon
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Podcast de l’archive inédite qui a inspiré ce billet pour saluer un grand artiste, Ousmane Sy
https://www.radiobreizh.bzh/fr/episode.php?epid=37703