Voix des îles, l’anthologie de poésie essentielle signée Eliphen Jean

Article : Voix des îles, l’anthologie de poésie essentielle signée Eliphen Jean
Crédit: Françoise Ramel

Voix des îles, l’anthologie de poésie essentielle signée Eliphen Jean

Le rendez-vous du Printemps des poètes se termine en France aujourd’hui, lundi 28 mars, et vous savez quoi ? Je me sens redevable d’une promesse faite à un ami mondoblogueur : Eliphen Jean, le concepteur inspiré de Voix des îles, un ouvrage à mettre dans vos bagages et entre toutes les mains.

« Voix des îles, une anthologie qui rassemble 65 poètes, vivants. De vives voix à l’épaisseur de pierre. Des voix légères, capables de papillonner sur la paume des saisons. Et des voix griffonnées en archipel de sel et d’étincelles. D’autres également capables de porter le poids du monde… Les îles filent l’écume de leurs mots pour habiller la mer. Elles sont ces artistes, ces poètes, ces Êtres debout dans la tempête… en quête de courants pour chasser la brume.
Nous sommes entre le ciel et la mer, la baie du silence et de l’indicible. Et tout a lieu ici, comme une réjouissance entre amis, un feu de plage, un feu de mots entre les pages. »

Eliphen Jean

Le centre du poème est en endroit

plus seul que la respiration perceptible des vagues

une brèche pour avouer la douceur exténuée des mots

Élis Podnar, poétesse, Canada, Voix des îles

1, 2, 3, soleil !

Voici au moins trois bonnes raisons de tenir mon engagement, si j’exclue celle qui s’impose en premier de toute évidence, l’amitié.

1) Eliphen est un vrai poète

Il m’a ouvert à cet art de la plus belle façon qui soit. À partir de trois tout petits mots que j’avais lâchés dans une assemblée à Dakar lors d’une formation Mondoblog, presque par défi : FAIS MOI RÊVER. Je lui en serai pour toujours reconnaissante.

L’anthologie « Voix des Îles », notre archipel sonore, un putsch contre la fatalité! Économie en berne, émeutes meurtrières, des vies moissonnées par le fléau du Covid, des rêves brisés, des espoirs déçus. Le Courage, thème du Printemps des Poètes 2020, n’a pas été pour nous un vain mot. Et ensemble nous l’avons prouvé. Nous avons cru et prouvé aussi qu’il n’est pas de confinement pour les mots. Notre courage est salué par ces amis de partout, ces lecteurs qui rejoignent notre archipel, se procurent notre anthologie, en parlent avec gaieté de cœur. 

Eliphen Jean


2) Eliphen s’est métamorphosé sous mes yeux

Après Dakar, nous nous sommes donnés les moyens de nous revoir en Bretagne. Ça a pris plus d’une année mais ça l’a fait. Assez simplement, je dois dire. Sans avoir à sortir les forceps ou à rallonger les rames comme souvent pour ce type de projets. Nous avons cheminé ensemble sur un temps plus long que dix jours d’immersion au sein d’un formidable réseau dont je ne soupçonnais pas encore l’importance. Mondoblog m’apparaissait comme une vitrine, une chouette invitation à élargir mon horizon par la lecture de billets très variés. Si j’y apportais avec enthousiasme ma contribution, balbutiante puis plus solide l’exercice venant, ma culture était tout autre, nourrie par mon parcours de pédagogue, d’élue locale et de militante associative.

Cette expérience d’accueil et d’animation sur la durée d’une résidence d’écrivain a profondément marqué Eliphen. Des rencontres incroyables de la pointe Finistère au Salon Etonnants voyageurs à St-Malo l’ont transformé. J’en ai été témoin. Des choix majeurs dans sa vie d’artiste se sont décidés, arrimés, réfléchis, ici, en Bretagne, lors de ce premier et unique voyage en Europe.

J’ai cru – à tort – que cela n’avait rien changé pour moi. J’en étais presque déçue. L’urgence de l’écriture ne me prenait toujours pas à la gorge, au creux du ventre ou je ne sais où. Je suis une incorrigible cérébrale, alors forcément ça éloigne du point G de la création. Avais-je vraiment espéré que le talent d’Eliphen pouvait s’inoculer par simple porosité ?

3) Eliphen continue de me surprendre

Ce jeune poète de Cap Haïtien a fait un boulot de dingue, là où d’autres auraient baissé les bras, trouvé mille excuses pour ne pas charger la mule, réduit le monde à leur propre besoin d’exister un peu plus que selon la mesure d’un pâle et misérable écho au milieu de milliards de voix anonymes.

Il s’est passé presque cinq ans depuis mes retrouvailles à Douarnenez avec Eliphen. Je me souviens très bien de cette journée, il ne faisait pas bien chaud !
Ou est-ce que je croyais à une sorte de puissance supérieure qui m’aurait téléportée sous les tropiques par la magie d’une re-connaissance, qui était aussi une re-connexion à ce que j’avais laissé derrière moi au Sénégal, La seule présence d’Eliphen dans un port breton, je l’atteste, n’agit pas sur nos températures. Le froid armoricain par contre a malmené l’écrivain. J’ai oublié ses formules, dommage, elles ne manquaient ni de réalisme, ni de saveur.

Tenir le flambeau de l’écriture, de la lecture, de la littérature, de la parole, dans des conditions de survie, relève de la témérité. Ayant répondu à l’appel à textes, les poètes ont soutenu les Éditions des Îles dans ce premier grand projet : composition d’une anthologie de poésie insulaire, existentielle, insurrectionnelle !

Eliphen Jean

À quoi tiennent les miracles ?

Je me souviens que nous avions tous les deux conscience que nous retrouver là, au presque bout du monde, tenait du miracle. Nous étions deux étrangers liés par la volonté de croiser nos destinées comme dans une tragédie grecque.

Cela s’est vraiment joué à rien à Dakar.

J’avais envie de trouver sur le continent africain ce que j’étais venue y chercher sans savoir nommer ce désir. Nous allions reprendre l’avion. Je savais qu’après, ce serait définitivement trop tard pour attraper ce qui m’aurait échappé dans l’instant, par pudeur, paresse ou manque de confiance en moi.

Au milieu des embrassades, des valises attendant le départ, des “on reste en contact bien sûr”, de l’émotion sincère, palpable, aiguisée par l’intensité de la rencontre, j’ai attrapé Eliphen par le col (c’est une image).

Alors, enfermés dans notre bulle, dans l’air lourd à l’ombre de l’unique arbre de la cour de notre petit hébergement collectif, nous nous sommes offerts une sieste sonore.
Enfin, c’est comme ça que je m’étais imaginée la chose, si cet essai avait été suivi d’effet dans la foulée. Or non, la radio (car c’est de cela dont il s’agit, what else !), s’est invitée bien plus tard dans ma vie. Quatre ans plus tard pour être précise.

Je conserve précieusement ce fichier son comme une relique. Il n’a jamais été entendu par d’autres oreilles ! J’espère qu’il y a un Dieu des clés USB, car j’ai déjà perdu plus d’un musée personnel à chaque Fatal Système Error !

Et ta promesse alors ?

Je sens que vous vous impatientez.


À raison, je sais. J’essaie d’être l’archiviste de mes propres cartes mémoires, les recycler dans un nouveau billet avant qu’elles ne s’effacent ou s’usent à la lumière d’un présent trop brutal, trop médiocre, voire les deux à la fois. Je pourrais plus simplement vous présenter Voix des îles, non ? Mais ça, je ne sais pas. Et puis je dois avouer que je suis un peu frustrée et en colère. Parce que j’espérais accompagner Eliphen en France dans la préparation de sa première vraie rentrée littéraire. Cela aurait dû pouvoir se faire.


Dans la réalité liftée au vitriol surnagent dans le formol quelques cadavres, ceux des poètes et poétesses sacrifiés à l’urgence, aux motifs impérieux – dixit Ambassade de France qui telle Sa Majesté ouvre et ferme à son gré les frontières, c’est la loterie des visas, qu’importe le travail en amont des élus et élues locales, des associations qui construisent péniblement, bénévolement, des projets de coopération culturelle.


Je ne reviendrai donc pas sur l’épisode administratif malheureux qui nous a privés en 2021 de la présence d’Eliphen Jean sur nos projets, entre autre la 1ère édition du festival « Paysages, rencontres poétiques de Motten Morvan », à St-Aignan, et un autre nouveau festival à Rohan.

Ni carte ni territoire, mais du lien pour la lutte et l’espoir

Les îles, ce sont les poètes, les artistes en quête de courants pour chasser la brume.

Eliphen Jean


2021 a été marquée par la consécration d’un jeune auteur africain Mohamed Mbougar Sarr avec le prix Goncourt attribué à son 4ème roman « La plus secrète mémoire des hommes », présenté comme un chant d’amour à la littérature et à son pouvoir intemporel.

En 2022, l’UNESCO vient de récompenser Elbeau Carlynx, déjà lauréat en 2021 du Concours Chansons sans frontières, comme avant lui Jeffte Saintermo en 2020. Tous deux vivent à Cap-Haïtien comme Eliphen. Vous conviendrez qu’il est difficile de croire à une coïncidence.

Quelle marque de respect régionale et internationale viendra saluer celui qui sur son rocher en prise avec le chaos, n’a eu de cesse de donner sa chance aux auteurs, autrices francophones de sa génération, à leur génie poétique ?

Eliphen est un amoureux des mots et du pouvoir de l’écriture, un pouvoir qui s’apparente pour nous qui aurions du mal avec l’invisible, l’indicible, à la force vitale d’un monde à naître, mais qui n’advient pas.

Aparthé, je joue avec vos nerfs, là ?

Cette pensée me rappelle une réplique au tout début des « Magnétiques » de Vincent Maël Cardona (César du du Meilleur 1er film), un réalisateur de chez moi au passage. Une réplique dite au micro dans le grenier qui qui sert de studio à l’équipe d’une petite radio libre rurale dans les années 80.

Eliphen Jean aurait pu être au choix l’incarnation haïtienne de notre poète ferrailleur à Lizio ou la version volcanique de “Coucou les nuages”, court métrage du même Vincent Maël Cardona sorti en 2010, l’année où Haïti a connu l’effroi et les conséquences d’un terrible tremblement de terre.

Au printemps 2017, la dernière rencontre en librairie, suivie d’échanges lors d’une lecture publique, son recueil de poèmes « Transes » sous le bras, avait eu lieu à l’île de Groix. De quoi inspirer Eliphen un nouveau rêve fou dont il a le secret pour faire tenir les continents ensemble.

Eliphen Jean
Eliphen dans le TGV Lorient-Paris, fermeture des portes. Adieu ou au revoir ? Quel cadeau ce sourire après deux mois de résidence d’écrivain !
Crédit Françoise Ramel

Nous étions à St-Malo, quelques jours plus tôt.

Au salon « Etonnants voyageurs », Eliphen avait trouvé le moyen de faire entendre sa voix en Europe. Sa rencontre avec les Editions du Bout du monde lui a offert l’opportunité d’un tournant dans sa vie d’écrivain. Dans les allées, il a aussi rencontré Jean-Michel Le Boulanger, aujourd’hui nouveau président de ce rendez-vous international majeur. Je nous vois encore assister à une soirée dans une salle bondée. Sur scène, des poètes haïtiens, des habitués du festival, déclament leur texte tour à tour. C’est très beau.

Le lendemain, pour sublimer le tout, j’immortalise la joie et la fierté d’Eliphen de se trouver aux côtés de celui qui fait figure de pionnier pour toute une génération qui lui succède dans la quête incessante d’ailleurs et de reconnaissance : l’académicien Dany Laferrière.

De retour à Haïti, Eliphen Jean redouble de courage et décide de créer sa propre maison d’édition. Je le devine à distance, il est porté par ce souffle fougueux qu’il chevauche, une expression qui revient souvent dans sa bouche face à l’adversité de son environnement, à l’absence de perspectives.

Lors de ses nombreuses interventions en milieu scolaire de Loudéac à Locminé, le jeune poète aimait rappeler qu’il a grandi avec les mots, avec la langue française, grâce à elle, dans un cheminement solitaire au milieu d’illustres auteurs, tous morts et enterrés.

Comment ne pas souscrire à cette urgence qu’exprime si bien Eliphen de faire entendre les vivants, leurs imaginaires, leurs souffles, la musicalité de leurs univers poétiques ?

Epilogue : quand la brume laisse entrevoir un rivage

Le 11 septembre 2021, date tristement symbolique, l’anthologie imprimée en temps et en heure pour la rentrée littéraire a rejoint d’autres rêves rue Quincampoix à Paris. Splendide victoire sur l’adversité !

Un peu avant Noël, la première livraison de Voix des îles est arrivée en Haïti, ultime étape d’un long processus dont le succès repose sur la seule détermination d’un jeune poète, Eliphen Jean, pour qui baisser les bras reviendrait à piétiner lui-même le rêve qui l’aide à vivre débout, à renier cet ancrage au présent qui le pousse à ne pas agir pour lui seul, mais à ouvrir la porte à tous les chevaucheurs de houle.

A Dakar, Eliphen Jean m’avait dit comme dans cette vidéo que je vous recommande de regarder, de partager : « la littérature peut faire l’affaire ».

« Tout le monde n’est pas voué à écrire des poèmes, mais tout le monde peut poser un poème comme action ». En défendant ce postulat, Eliphen Jean réaffirme ce qu’est le rôle fondamental du poète : celui d’un.e visionnaire en résonnance avec les vibrations du vivant, celui d’un.e scaphandrier.e qui plonge dans l’obscurité des abysses pour aller chercher les origines des disfonctionnements de nos sociétés et remonte à la surface avec des trésors.

B comme Bonus

Ces témoignages illustrent d’une autre manière l’importance du travail d’Eliphen et la façon dont nous essayons, modestement, de l’encourager à distance, en Bretagne.

Témoignages collectés lors de la clôture de la Saison Africa 2020 en Bretagne, Université de Vannes

Abadenn A-du pe pas : Coopérer pour une citoyenneté mondiale- Sitala (radiobreizh.bzh)

Rencontre avec Vincent Mael Cardona, originaire d’un petit village dans les terres de Bretagne, César 2022

Abadenn A-du pe pas : Less Magnétiques – Rencontre avec le réalisateur (radiobreizh.bzh)

Témoignage poignant d’une jeune auteure haïtienne, exilée en Guyane après le meurtre de son père

Abadenn A-du pe pas : Femmes de caractères : Nitza Cavalier, écrire ou mourir (radiobreizh.bzh)

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